mardi 17 avril 2007

WEAK REVOLUTION


L’autre soir, mon daron me faisait écouter un album du Penguin Cafe Orchestra tout en me racontant comme ce vinyle avait bouleversé sa bande de potes lorsqu’il l’avait ramené d’un voyage à Londres. C’était au milieu des années 70, et à l’époque les gens semblaient construire leur horizon esthétique un peu comme on forme sa biographie amoureuse. C’était une histoire de rencontres, ils se passionnaient pour certaines œuvres, d’autres leur passaient sous le nez, et les séries de sensations sculptaient les esprits au fil des relations, suivant leur fréquence ou leur intensité. Je reconnais une certaine part de fantasme dans cette description mais je ne pense pas être très loin de la réalité. En une trentaine d’années, les mutations ayant affecté la diffusion culturelle et ses possibilités d’accès ont été si importantes qu’elles ne peuvent avoir laissé intacte la manière dont les individus constituent leur sensibilité et leur intellect. Aujourd’hui, pour faire vite, je dirais qu’entre la culture et moi c’est où tu veux quand tu veux pourvu qu’un ordinateur et une connexion Internet jouent les entremetteurs.
Présenté ainsi, ça a l’air fantastique. En réalité, c’est un putain de cauchemar.
Tout d’abord, un cauchemar dans la sphère intime, constamment tiraillée par des flux incompatibles. Je veux dire, mon comportement, ma syntaxe, mes raisonnements, ce que je tiens pour juste, pour beau, pour pertinent, tout cela ce n’est pas de la création ex-nihilo. En moi se mène un jeu d’influences, dont les acteurs sont essentiellement des gens et des productions artistiques, intellectuelles, voire religieuses, qui se modifie selon mes interlocuteurs et mes activités. Or le problème tient à ce qu’en supprimant toute hiérarchie entre les différentes formes de culture la démocratisation de la sphère culturelle à travers le développement d’Internet confère à l’individu une tâche qui jusqu’à présent ne lui revenait pas : l’entière responsabilité de l’agencement de ces multiples objets. Comment on organise ce chaos sans faire du collage indigeste ou sans devenir fou à lier ? Comment avoir une pensée et une sensibilité cohérentes ? Les tentatives de réponse à cette question nous amènent au second versant de ce cauchemar post-moderne : la destruction de l’autre et par là même du désir.
En effet, qu’y a-t-il de plus chiant qu’un adolescent cultivé d’aujourd’hui ? Rien, pas même une blatte. Car l’attitude adoptée par la plupart des gens face à cette prolifération des possibilités d’expériences culturelles est la même que celle adoptée par la plupart de leurs parents à l’apparition des buffets à volonté : prendre un petit peu de tout. Ici, c’est le « un petit peu » qui importe. Tout le monde a son mot à dire sur tout mais c’est toujours le même mot : le plus superficiel. Que cela est éprouvant d’entendre un mec de 16 ans réciter approximativement le résumé Wikipédia d’A Rebours qu’il est allé consulter parce que Pete Doherty a déclaré qu’il adulait Huysmans. Capables de réciter par cœur la discographie de The Fall et aussi à l’aise que mon oncle bourré sur une planche de skate, les kids d’aujourd’hui n’ont certes quasiment plus aucune lacune, mais accordent de moins en moins d’importance au morceau sur lequel ils ont embrassé Marion ou Annabelle pour la première fois. Déclenchant passions molles et autres piétés de pisse-froid, il est évident que faire ses premières expériences esthétiques le cul posé sur une chaise n’est en rien comparable avec la violence des rencontres imprévues. L’apparition de groupes qui acquièrent une notoriété fulgurante sur My Space, signant sur des majors avant même d’avoir effectué leur premier concert est un exemple assez représentatif de ce renversement opéré il y a peu : l’information précède désormais l’expérience, l’information gagne en densité, en faculté d’anticipation, de synthèse, la vie perd en intensité, en faculté de surprise, d’événement. Difficile de rencontrer quelqu’un de surprenant, tellement difficile de rencontrer un autre que l’idée même de rencontre semble reléguée au rang d’abstraction détachée de toute occurrence réelle. Vous me ressemblez tellement que vous m’ennuyez. Je ne désire rien chez vous. Je préférerais qu’on mes les coupe.