mardi 12 décembre 2006

MANIFESTE

Je ne sais plus comment tout cela a commencé. Ca ne servirait à rien de rechercher un ordre premier des événements. Comme il m’est impossible de saisir les nuances entre ce que j’ai agi et ce que j’ai pensé, entre ce que j’ai interprété et ce que je n’ai fait que constater, entre les anticipations et les dérives. Comme chacun des événements semble contenir le spectre d’un originel et comme la multiplication de ces spectres semble constituer une vaste zone d’ombre : moi-même. Ce récit doit être appréhendé comme le substrat polymorphe de ma période monstrueuse. Lorsque mes ongles se mirent à pousser plus vite et que mes nuits taillèrent dans mes jours.
Nous étions dans ce champ gigantesque. Non. Il s’agissait plutôt des profondeurs d’une lande. Quelque chose comme une clairière vertigineuse -des herbes hautes et des arbustes amochés à perte de vue- dont émane un ciel gris tournoyant. Juste ces deux aplats. Le ciel gris et les inquiétantes ondulations des broussailles. Du vert et du gris se contaminant sur la ligne d’horizon. Nous étions loin de tout et pourtant nous ne ressemblions ni à des nomades, ni à des aventuriers, pas même à des randonneurs. Les deux biches jaillirent dans notre dos pour rapidement nous dépasser, transperçant un bosquet et fendant la végétation vers le lointain.


Je n’eus pas le temps de voir venir cet immense cerf. Je plongeai au sol lorsqu’il chargea puis je sentis le poids de la bête sur mon corps recroquevillé, ses bois effleurant mes os, son souffle sur ma nuque, puis sa langue. Est-ce qu’un cerf mord ? Est-ce que ça mord putain ?

Après, on change d’endroit. Nous sommes dans le dortoir à Berlin-Est, dans le quartier de Prenzlauerberg. Un touriste a vomi du sang en pleine après-midi, devant les terrasses des cafés. Il fait tellement chaud que l’alcool agit comme un psychotrope. Je tripote la balle de 12mm que m’a offert Pierre à l’abri de la table basse du hall de réception laissant aller mon index sur la pointe puis descendant lentement vers le cul de la douille. On peut entendre les loups et les hiboux aux alentours de la TV Tower, maquillée en ballon de football à l’occasion de la coupe du monde.
C’est bientôt l’heure du « Night Tour » pour les backpackers de l’hôtel, un tas de pourceaux dégénérés débarqués des quatre coins du monde pour raconter les mêmes saloperies à qui leur tombe sous la main, ils causent vies sordides avec des sourires de tueurs en série seventies ponctués de it’s so amazing ! de so sweet ! et de you should take a picture of us ! des connards en série avec l’armadas de connasses qui suit, tous fascinés par le possible d’une baise bien envoyée dans les douches communes au levé du soleil, le foutre qui émane de leurs cerveaux fait transpirer leur cuir chevelu, ils vomissent, s’effondrent car ils n’ont aucune pratique de l’alcool et des drogues, et lorsqu’ils perdent connaissance sur le rebord d’un trottoir leurs rêves demeurent des rêves d’idiots, des distorsions mineures dans des imaginations étriquées, au mieux des rêves d’inceste.

Cela doit faire à peu près trois semaines que le monde m’a lâché. Il ne reste plus que l’expansion sans fin du ciel, un ciel sans vent, sans astres. Sur la mer il n’y a ni bateau, ni monstre marin, et sur le sable pas même une bouteille en verre. J’erre à travers des instants équidistants, sans pics d’intensité, sans privilèges, sans poses, dans un brouhaha industrieux qui maintient le silence et interdit tout aveu.

Words : Julien. Photos : Maciek